Atteindre l’universel des relations filiales

Entretien

Atteindre l’universel des relations filiales

Entretien avec Guy Cassiers autour de Face à la mère

Comment avez-vous découvert le texte de Jean-René Lemoine et qu’est-ce qui vous a séduit ?

C’est Hortense Archambault, la directrice de la MC93, qui m’a proposé de le lire en pensant qu’il pouvait m’intéresser. J’ai d’abord été séduit par sa qualité littéraire. J’ai lu la pièce traduite en flamand et la pièce originelle en français avec un grand étonnement car je ne connaissais pas du tout l’histoire d’Haïti et de ses rapports historiquement conflictuels avec la France, son ancien colonisateur, à qui les Haïtiens ont dû payer le prix de leur indépendance pendant plusieurs décennies. Je n’avais qu’une vague idée de la situation catastrophique de ce pays aujourd’hui, de la violence qui s’y développe, de la misère dans laquelle vit une grande partie de la population et j’en ai ressenti une certaine culpabilité. Cela m’a replongé dans les rapports que la Belgique a entretenus et entretient encore avec son ancienne colonie africaine du Congo. Là aussi, une colonisation terrible, violente, dont le seul but était l’enrichissement du roi Léopold Ier, à qui le Congo appartenait à titre personnel avant qu’il ne le lègue à la Belgique par testament. Nous aussi avons une amnésie temporaire face à notre histoire de colonisateurs.

Mais le texte de Jean-René Lemoine n’est pas un document historique ou un pamphlet politique. C’est avant tout le récit d’une relation mère-fils complexe qui ressurgit dans l’esprit du fils après l’assassinat particulièrement abominable de la mère. Le texte évoque aussi bien les incompréhensions, les conflits, le poids de la distance et de l’exil, que les souvenirs heureux, l’admiration mutuelle, la force de l’amour qui relie le fils à sa mère. C’est une très belle déclaration d’amour, nourrie d’un désir de réconciliation et porteuse d’espoir. De plus, Jean-René Lemoine dépasse cette histoire personnelle pour atteindre l’universel des relations filiales. C’est là la force de ce texte bouleversant qui m’a rappelé le travail que j’ai fait en 2006 en adaptant le livre de Jeroen Brouwers, Rouge décanté.
 

« Cette histoire intime faite d’allers-retours résonne en chacun de nous tant elle évoque dans sa brillante construction la complexité des relations filiales. »


Quels sont pour vous les points communs entre ces deux textes ?

Ce sont deux récits, très différents par le style, qui sont des tentatives de renouer une relation mère-fils après une série d’incompréhensions, de malaises, de traumatismes divers liés au choix fait par les mères dans des moments historiques compliqués. Pour Jeroen Brouwers, c’est la tragédie d’un petit enfant pris dans l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale en Indonésie quand les occupants japonais parquent dans des camps de concentration les populations d’origine hollandaise. Pour Jean-René Lemoine, c’est l’exil en Afrique puis en Europe d’un très jeune enfant parce que ses parents craignent pour la sécurité de la famille dans un pays en proie aux révoltés et à l’effondrement des structures étatiques, avec toute la violence qui en découle. En même temps, ces deux textes, par un étrange effet de retournement, sont des hommages à la maternité, qui ne sont possibles sans doute qu’après la disparition des mères.

Quel chemin emprunte Jean-René Lemoine pour reconstruire cette histoire douloureuse et mouvementée ?

C’est là tout l’intérêt de ce texte. Il ne s’agit pas d’un trajet linéaire, avec des jalons historiques établissant une chronologie des faits. C’est un vrai parcours de recherche de soi, avec différents niveaux de lecture possibles. L’auteur joue avec le temps, dialoguant avec sa mère, dialoguant avec lui-même dans un soliloque qui chemine dans la mémoire, faisant ressortir les oublis, les dissimulations, les non-dits. Reconstitution en patchwork d’une vie entière, le texte est comme un guide pour savoir où l’auteur en est avec sa propre histoire. Cette histoire intime faite d’allers-retours résonne en chacun de nous tant elle évoque dans sa brillante construction la complexité des relations filiales. Dans ce qu’elles ont de plus sombre et surtout de plus beau.
 

« Le plateau est la chambre mentale dont les dimensions varient en fonction du parcours introspectif du narrateur. »


Vous tenez à faire entendre cette multiplicité des échanges entre le narrateur et lui-même ?

C’est un des axes essentiels de mon travail. Il faut faire bouger l’espace de représentation pour que le spectateur perçoive, sans que ce soit illustratif, le sentiment de ce voyage d’un enfant dans des univers si divers, et ce sera un minutieux travail sur les lumières avec des jeux de miroirs qui signalent les changements de lieux. Mais aussi, et en même temps, faire entendre la polyphonie des voix qui caractérise ce travail d’introspection. Le narrateur se parle à lui-même, parle à sa mère, se questionne lui-même, la questionne. C’est là qu’on doit imaginer un travail sur le son pour rendre ces différents niveaux de réflexion et de parole. Le plateau est la chambre mentale dont les dimensions varient en fonction du parcours introspectif du narrateur. Cette diversité d’images et de sons doit aussi permettre au spectateur de créer son propre parcours au milieu des aventures racontées.

Jean-René Lemoine est l’auteur du texte, il en a été le metteur en scène et l’interprète à la création en 2006 à la MC93. Pourquoi lui demander de redevenir interprète dans votre mise en scène ?

Ce n’était pas prévu dès l’origine du projet mais Hortense Archambault nous a conseillé de nous rencontrer pour en parler. Nous nous sommes donc retrouvés à Anvers en 2023 pour des séances de travail sur plusieurs jours et voir ce que nous pouvions nous apporter. Et presque immédiatement il a été évident que Jean-René devait jouer son propre rôle, cela ne faisait aucun doute pour moi et je l’ai convaincu. Il est l’acteur, je suis le metteur en scène mais nous avons construit le spectacle ensemble.

Propos recueillis par Jean-François Perrier en mai 2024.